Le corps d'un Français disparu en Argentine enfin identifié
Mots clés : Disparus, Dictature, ARGENTINE, Yves Domergue
Par Pauline Damour
Yves Domergue avait 22 ans lorsqu'il a été enlevé et exécuté par des membres d'un commando de l'armée de terre. Crédits photo : AFP
Une enquête qui a mobilisé un village de la région de Rosario a permis de retrouver le corps d'Yves Domergue enlevé par la junte, il y a 34 ans.
À Buenos Aires
Les dernières nouvelles qu'Éric Domergue a eues de son frère aîné Yves, c'est une lettre, écrite le 20 septembre 1976, au début de la dictature argentine, postée de la ville de Rosario. Il lui disait qu'il allait bientôt rentrer à Buenos Aires. Mais il n'est jamais revenu.
La famille Domergue a dû attendre trente-quatre longues années avant de l'apprendre. Jusqu'au 5 mai dernier, lorsque l'équipe d'anthropologie légiste argentine a annoncé à Éric que son frère avait été retrouvé. Sa dépouille reposait aux côtés de celle de sa compagne mexicaine, Cristina, dans le petit cimetière du village de Melincué, à 340 kilomètres au nord de Buenos Aires, sous la dénomination «NN» (sans nom). Ils avaient été enlevés, sans doute, le 21 ou le 22 septembre, dans la ville de Rosario, par des membres du bataillon de communications 121, appartenant à l'armée de terre. Un groupe dont le procès s'est ouvert en juillet pour crimes contre l'humanité. Quelques jours plus tard, leurs corps étaient découverts criblés de balles, jetés au bord d'un champ à plus de cent kilomètres de Rosario et enterrés en catimini.
Depuis, à Melincué, petite ville rurale de 2400 âmes de la province de Santa Fe, des habitants déposaient régulièrement des fleurs sur les tombes des deux «NN». Et un officier de justice avait conservé le dossier de police. Les photos montraient quelques traces de torture, des impacts de balles à bout portant. Une instruction fut lancée pour homicide, puis elle tomba dans l'oubli. Jusqu'en 2000 lorsqu'un avocat local relance l'enquête en faisant appel à un procureur fédéral.
Étonnante vérité
En 2003, une professeur de terminale encourage ses élèves à faire un dossier sur cette histoire symbole des années sombres. Ils le remettent aux Grands-Mères de la place de Mai puis au secrétariat d'État aux Droits de l'homme. «En 2008, j'avais eu vent de l'affaire Melincué, j'avais même vu le dossier, mais comme les anthropologues m'avaient dit que les empreintes digitales ne correspondaient pas, je ne voulais pas me faire trop d'illusion», raconte Éric. Les corps d'Yves et de Cristina sont finalement exhumés en juin 2009 et leur identité révélée un an plus tard.
Yves avait 22 ans à sa mort. Cristina, 20. Ils militaient au sein du Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT), un des principaux mouvements d'opposants de gauche de l'époque. Lui et la religieuse Léonie Duquet sont les seuls Français disparus sous la dictature (1976-1983) à avoir été identifiés sur la liste des 18 victimes des années de plomb que compte l'Hexagone.
Cristina Kirchner va annoncer officiellement la nouvelle mercredi à la Casa Rosada, la présidence, en présence de l'ambassadeur de France, des organismes de défense des droits de l'homme et des représentants de Melincué. Sans l'acharnement de ses habitants à vouloir découvrir la vérité sur ces deux corps anonymes, cette étonnante histoire n'aurait sans doute jamais trouvé de dénouement.
«Depuis tout ce temps, on y croyait plus», avoue Éric Domergue, ému, dans son petit appartement de San Telmo, au centre de Buenos Aires. À 51 ans, ce journaliste est le seul membre de la famille à vivre encore en Argentine. Son père, Jean, et sa mère, Odile, étaient arrivés en 1959 avec leurs trois jeunes enfants, Yves, Éric et Brigitte. Six garçons vont naître par la suite, avant que la famille ne décide de rentrer en France, en 1974. Yves est resté. «Il ne voulait pas repartir, il suivait des études d'ingénieur et militait au sein du PRT. Il était très impliqué par tout ce qu'il se passait à cette époque en Argentine», raconte son frère qui le rejoindra peu avant le coup d'État militaire du 24 mars 1976. Très vite, un climat de violence s'installe dans les rues de Buenos Aires. Yves passe dans la clandestinité. Les deux frères continuent de se voir, mais c'est Yves qui fixe les jours et qui contacte Éric.
L'obstination d'une famille
Pendant les deux mois suivant sa disparition, Éric parcourt sans relâche leurs lieux de rendez-vous. Dans l'espoir de le croiser. En novembre, le consulat le presse de rentrer en France, de crainte qu'il ne soit enlevé à son tour. C'est Jean, le père, qui prend la relève. Très catholique, il ne partageait pas les idées politiques marxistes-léninistes de son fils. «Ils ne pouvaient pas se comprendre mais il y avait beaucoup de respect entre eux», assure Éric. Jean mobilise la presse en France, s'adresse au gouvernement, à la Croix-Rouge, à Amnesty International, aux Nations unies, il écrit même au président américain Jimmy Carter… En vain. En France, des chefs d'entreprise qui font des affaires avec les militaires se plaignent de toute cette mauvaise publicité pour l'Argentine. «Ils n'ont qu'à me rendre mon fils», leur répond-il.
Le 7 août, Éric et son père iront poser une plaque commémorative à l'entrée du cimetière de Melincué sur laquelle sont gravés ces mots: «Merci Melincué pour avoir pris soin d'eux.» Les cendres du couple seront ensuite dispersées dans le Parc de la mémoire à Rosario. Le 8, une cérémonie sera organisée en leur hommage dans l'église de la Santa Cruz à Buenos Aires. Yves aurait fêté ce jour-là ses 56 ans.